Naval Group : Souveraineté nationale et industrie de défense : préservons nos savoir-faire technologiques !

Dans le contexte sécuritaire actuel et alors que s’enclenche la rédaction de la prochaine Loi de Programmation Militaire, il est bon de le rappeler : il n’y a pas de souveraineté sans défense, et pas de capacité opérationnelle crédible sans une solide base industrielle et technologique, et ce dans la durée. Pour garantir sa compétitivité technologique et économique, notre BITD s’appuie sur un socle de compétences exceptionnelles, pour certaines dites « orphelines[1] », qu’exigent sur toute leur durée de vie un sous-marin à propulsion nucléaire, un avion de combat, la numérisation du champ de bataille,... Voilà pourquoi ces savoir-faire spécifiques font l’objet de toutes les attentions : une compétence ne se décrète pas, elle s’exerce !

En effet, leur criticité n’est pas une notion désincarnée et recouvre une réalité d’importance stratégique pour notre industrie : ancrées en France, difficiles à acquérir, hautement technologiques, maîtrisées par un petit nombre, souvent sans autre débouché que leur application militaire, ces compétences sont indispensables à l’exercice de notre cœur de métier au service de la souveraineté de la France.

Or dans une industrie cyclique comme la nôtre, soumise aux fortes variations de charge compte tenu de la durée de vie et du nombre réduit de nos produits, le maintien de nos compétences technologiques tant pour le développement que pour la production et le maintien en condition opérationnelle est par définition extrêmement complexe.

C’est en effet très vrai pour celles liées à la dissuasion nucléaire : comment préserver les capacités industrielles nationales de conception et de construction de la composante océanique quand un sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE) a une durée de vie de 35 ans et que la France en commande quatre ? Cette difficile équation explique le choix français d’alterner les programmes de SNLE avec ceux de sous-marins nucléaires d’attaque (SNA). Malgré cela, il existe des trous significatifs entre les programmes français qui ne peuvent être comblés que par l’export ou la diversification.

De même, la conception et la réalisation d’un porte-avions est un véritable défi technique et industriel mobilisant des compétences spécifiques de manière intensive : la construction du Charles de Gaulle avait demandé 15 millions d’heures de travail et sa refonte à mi-vie, commencée début janvier 2017, représente 4 millions d’heures de travail. Mais cette mobilisation n’intervient qu’à des périodes disjointes et l’absence d’effet de série fragilise le modèle industriel.

Si l’on parle généralement de stricte suffisance opérationnelle, il est également très important de réaliser qu’elle existe aussi sur le plan industriel et économique. Le maintien de nos compétences exige donc à la fois une approche qualitative avec des mesures spécifiques pour garantir le maintien de compétences individuelles critiques et des pyramides d’âges bien réparties ; et une approche quantitative avec une gestion optimale des équipes sur le long terme pour lisser les effets des variations de charge et produire à un coût acceptable.

La crédibilité de la Dissuasion et de nos capacités de défense en général repose ainsi sur plusieurs centaines de compétences détenues par les hommes et les femmes qui les conçoivent, les construisent et les entretiennent. Le défi technique, industriel et humain que constitue un programme de défense ne peut être relevé que de manière compréhensive : c’est un sport complet où l’ensemble des disciplines doit s’exercer.

On comprend alors combien la contraction des budgets européens de défense, à commencer par celui de la France qui a reculé de 26% en une vingtaine d’années, fait peser sur nos enjeux opérationnels et stratégiques des risques significatifs. L’étalement des programmes et la réduction de la commande publique ont inévitablement mis à mal cet équilibre. A ce rythme-là pourtant, l’industrie de défense pourrait très rapidement être incapable d’assurer le maintien de ses compétences souveraines. Ces savoir-faire sont extrêmement longs à acquérir, très rapides à perdre et presque impossibles à récupérer, les exemples étrangers sont sans appel : pour la Grande-Bretagne, la perte de compétence dans la construction de sous-marins à propulsion nucléaire s’est directement traduite par une dépendance accrue aux assistants techniques américains et par une inévitable perte de souveraineté. Le coût absolument rédhibitoire de la « réacquisition » de ces technologies montre que dans les faits, les conséquences des décisions concernant les programmes d’armement ne sont pas réversibles.

Cette insuffisante dotation du budget de la défense a rendu indispensable, pour préserver la BITD, de redoubler les efforts à l’export ces dernières années, heureusement couronnés de succès. Parce qu’elles permettent de compenser en partie les périodes creuses des commandes nationales, d’amortir les coûts de développement qui ne cessent d’augmenter et d’alimenter nos bureaux d’études sur le territoire national, les exportations sont devenues vitales pour conserver à un coût acceptable l’outil industriel qui répond aux besoins souverains de la France. Elles sont rendues d’autant plus nécessaires que le retour des Etats-puissances conduit naturellement à l’émergence et au développement rapide de nouveaux concurrents, ayant de fortes ambitions mondiales. De notre capacité à exporter environ 50% de notre chiffre d’affaires annuel dépend donc la pérennité de notre BITD et de sa compétitivité technologique et économique.

Confrontée à cette pression concurrentielle qui s’accroît, notre industrie doit nécessairement marquer sa différence par la technologie : alors que nous observons l’arrivée et la montée très rapide en maturité de technologies de rupture, il ne faut plus avoir un coup d’avance, mais deux ou trois pour se maintenir dans la compétition mondiale ! Drones de combat, Big data, intelligence artificielle, objets connectés, robots et systèmes autonomes, autant de technologies clés qui, pour alimenter les compétences de nos bureaux d’études, nécessitent d’importants investissements.

Seule une hausse des dépenses d’équipements permettra à l’industrie de défense de garantir le volume d’activité nécessaire pour assurer le maintien de ses compétences industrielles. Il est illusoire d’envisager qu’un relâchement transitoire de l’effort est possible sans engager la souveraineté de la France sur le temps long.
 

[1] Une compétence orpheline est une compétence qui ne s’exerce pas ou ne se maintient pas autrement que sur le produit pour lequel elle s’est développée et qui ne trouve pas d’application dans d’autres marchés. C’est le cas par exemple des compétences liées aux installations d’aviation (catapultes) sur porte-avions, à la propulsion nucléaire, au moteur d’avion de combat,…